Le Bureau de la Fondation a organisé un atelier d’écriture créative avec Giulietta Mottini, bénéficiaire depuis 2019, boursière Ernst Göhner et actuellement étudiante en écriture littéraire à la Haute école d’art de Berne. Les participants ont été encadrés par Eugène Meiltz, auteur romand et enseignant auprès de la même école, en tandem avec Giulietta. Il anime souvent ce type d’atelier, notamment dans les gares, lieux propices à l’observation et à l’inspiration. C’est justement à la gare de Lausanne que nous avons commencé nos activités par une belle journée de mai. Nous y avons rédigé deux textes (description d’une personne puis d’un objet), nous sommes ensuite descendus à Ouchy en métro (dans lequel nous avons poursuivi l’écriture), puis nous avons vogué sur le Léman à bord d’un magnifique bateau de la CGN, où nous avons écrit notre dernier texte en prêtant un monologue à un objet (prosopopée). Notre atelier, également ponctué par la lecture en commun des productions, s’est terminé à Vevey.
Vous trouverez dans cette contribution au blog plusieurs des textes produits ce jour-là – merci aux auteurs, ainsi qu’à toutes les participantes et tous les participants d’avoir joué le jeu en se laissant inspirer par leur curiosité, leur créativité et leur bel esprit de découverte. L’écriture est une activité que l’on ne prend plus forcément le temps d’exercer.
*
À LA GARE
Quai no 1, Carole Zermatten
Démarche nonchalante, pas décidé, allure pressée,
sac à la volée ou valise pesante,
homme, femme ou enfant, habitué ou étranger,
tous se font indifféremment happer par la rampe,
par vague, noyés dans le flot.
Bientôt, ils s’engouffrent dans le souterrain,
réapparaissent tantôt au milieu du tumulte,
puis disparaissent dans le va-et-vient des rames.
Les revoilà, une dernière bouffée d’oxygène,
avant d’embarquer dans le vaisseau
qui les emportera au large.
Tout à coup, le quai, désert, ressurgit.
Seul. Comme une épave.
Les remous du dernier voyageur s’apaisent.
L’effervescence de la houle laisse place
au calme de l’ondée ensoleillée
ou du moins, jusqu’à la prochaine vague…
L’horloge, Carole Zermatten
11h45 : L’horloge, quoi de plus emblématique d’une gare.
Maître du temps, c’est elle le véritable chef… de gare.
Le balancement de ses aiguilles, tel un chef d’orchestre
dirige le flot des voyageurs.
Le moindre de ses tressaillements de métronome fait valser leurs pas
et balaie les derniers retardataires.
11h53 : Intransigeante, elle ne leur pardonnera aucun écart.
Sereine, elle attend, elle a le temps…
11h59 : Alors que le monde s’apprête à plonger dans l’après-midi,
elle entame un nouveau tour de cadran et garde son rythme.
Calme et millimétrée, car elle a le temps…
12h03 : Sous l’horloge, lieu de rendez-vous avant d’embarquer ensemble pour un nouveau voyage, c’est aussi l’heure des dernières embrassades qui achèvent le voyage.
Si elle fixe le lieu des retrouvailles, c’est à défaut de fixer le temps qu’elle s’évertue à arrêter, chaque minute, avant de le laisser filer,
pour toujours, au loin, comme les trains.
12h08 : Affublée de jurons pour un train manqué,
mirée nerveusement dans l’attente fébrile d’un nouveau départ,
elle ne s’arrête jamais, garde sa prestance,
indéfaillible en toutes circonstances.
12h18 : L’inépuisable chassé-croisé de ses aiguilles dicte le ton, le temps.
Mais qui gagnera cette course effrénée ? La petite aiguille noire ?
La longue aiguille des minutes ?
Ou la petite dernière, si pressée, rouge et essoufflée ?
On ne le saura certainement jamais car je n’ai pas le temps
de les regarder tourner et il est l’heure.
En gare de Lausanne #1, Cyril Monette
Occupée, comme on l’entend bien souvent désormais, sur une espèce de brique métallique. Blonde, comme si celle-ci venait des terres nordiques qu’occupent aujourd’hui encore les frisons. Or, là où ces derniers souffraient beaucoup des attaques viking, celle-ci ne semble pas se soucier des barbaries environnantes : ni le bruit, ni la foule qui déambule ne semblent la perturber dans son admiration de sa trouvaille métallique. À la manière d’une hollandaise mettant en place son rebord de fenêtre, celle-ci manipule minutieusement sa dernière trouvaille en toute sérénité.
En gare de Lausanne #2, Cyril Monette
Flamboyant de mille feux, il étincelle au milieu d’une mer noire. Distinguable comme la reine des fourmis parmi ses ouvrières, il semble calmer les flots autour de lui. Comme si chaque individu de l’essaim approchant sentait un ensemble de phéromones calmantes. Mais, toute sa beauté réside dans le fait qu’il n’a justement pas besoin de ces phéromones pour arriver à ses fins. Mais alors, comment fait-il pour garder l’ordre et le calme dans un endroit qui tend plus que tout au chaos et au désordre ?
En gare de Lausanne #3 – Une poubelle à tri, Cyril Monette
C’est mon heure de gloire. Depuis le temps que je me bats à le leur prouver, aux grands, c’est désormais enfin en train de changer. Là où tout le monde me méprisait jadis, mes semblables et moi sommes désormais aux avants de la scène, des superstars comme qui dirait ! Les grands m’ont fait cadeaux de nouveaux ajouts, de nouveaux vêtements, même si je reste toujours si peu différenciable de mes semblables…
Je sens l’hypocrisie à plein nez, moi ! Les grands crient sur tous les toits qu’ils ont besoin de moi, que je suis la clé à tous leurs maux, mais pourtant ils semblent tous me fuir comme la peste !
J’ai beau être sur mon 31 tous les jours, mes rencontres semblent être prédestinées à être éphémères toute ma vie. On me sollicite le temps d’un instant avant de me fuir à jamais. Parfois, certains grands discutent près de moi un petit temps, durant lequel je peux me divertir à l’écoute de leurs péripéties, mais ces discussion sont trop souvent closes par un commentaire méprenant à mon égard.
Je brille, mesdames ! Je brilles, messieurs ! Je brille, et pourtant personne ne me regarde. Je suis la clé, je fais partie de la solution mais pourtant j’ai juste l’impression de faire partie du problème . Mes ancêtres de 1884 me comprendraient, eux.
Cela fait une demi-éternité désormais que personne n’est venu me voir, si ce n’est que cette grande, qui semble, disons, être un peu plus grande que les autres. Elle a l’air gentille, car elle est venue me voir plusieurs fois, mais jamais n’est-elle restée plus d’un instant.
Quand elle venait me voir elle s’assurait toujours de bien ranger ses cadeaux aux bons endroits, mais pourtant elle ne m’a jamais vraiment regardée. Son regard me traversait comme si je n’étais à ses yeux qu’un être translucide, dénué de beauté.
Elle fait sans doute partie des grands qui me voient pour ce que je fais mais pas pour qui je suis. Parmi ces grands qui reconnaissent leur clé, leur « superstar », mais qui n’osent pas le regarder en face, qui n’osent pas se l’avouer. Maintenant, plus que jamais, mon sort est scellé sur celui du sauveur de l’ombre.
orange flash, Giulietta Mottini
comme une meute
orange flash
masques baissés
vous marchez
le long du quai
gauche droite
gauche droite
à votre veste
le long de votre taille :
trois lignes argentées
vous disparaissez
see u soon
gang du quai 1
La fleur, Salomé Perret
La première fois que je l’ai remarquée, c’était après la première dispute avec Marc. Le soleil s’était déjà couché. Mais je n’avais pas pu rester. Je n’avais plus supporté sa présence. Plus son corps chaud à côté du mien. C’était là que je l’ai vue.
Elle s’était installée au milieu des rails, comme si rien ne pouvait la déranger. La fleur aux pétales jaunes. La lumière froide qui éclaire le perron jetait son ombre sur les pierres qui l’entouraient. Mais l’ombre se cassait. Elle se brisait en trente morceaux, chacun étalé sur une pierre différente.
Je me demandais toujours si elle n’allait pas être entraînée par le prochain train qui allait venir. Arrachée par la vitesse impitoyable, écrasée par l’aspiration.
Mais chaque fois que je revenais, elle était toujours là. Je n’ai jamais vu une abeille la visiter. En même temps, moi, je la visitais que le soir. Les soirs que j’avais eu le cœur tellement plein, qu’il avait débordé et d’été vidé entièrement.
Moi je pleurais. Sans aucun bruit. L’âme vide.
Elle dansait. Au rythme du vent.
Je ne sais pas si elle est toujours là. Ça fait longtemps que je ne fréquente plus cette gare. Cette gare de cette ville à laquelle plus rien ne me lie. Cette gare avec cette fleur, qui m’a vue pleurer.
Sans titre, Salomé Perret
Est-ce que papa écoute quand maman parle ? Ils portent la même couleur sur le visage, mais papa la porte aussi sur le corps. Sa main tient la mienne. Et si je mettais mon pied là ? J’essaie. Mais papa me tient toujours par la main. Ma jambe n’est pas assez longue. Ça fait rien. Je voulais pas mettre mon pied là, de toute façon.
Sans titre, Salomé Perret
Le sac à dos, couleur du masque, la valise qui indique le chemin. Bleu de mer. Bleu de fleur sauvage. Les mains crispées autour d’un papier sali. Les yeux cherchent. Cherchent la poubelle, cherchent l’horaire. Calmement, les pieds portent. Ces souliers, couleur de sable. Si différent du pantalon foncé, de la veste noire. Ils se mêlent au bleu. À chaque pas.
*
DANS LE MÉTRO
Gare – Ouchy, Salomé Perret
Me revoilà dans toi, ô métro de Lausanne,
pendant un moment, j’étais seulement dans des villes à trams.
Mais toi, t’es toujours toi,
avec tes foules, tes bruits et sièges étroits.
Tu arrives au terminus, nous y voilà déjà,
je sors, certaine, que tu ne me manqueras pas.
ça avance, Giulietta Mottini
ça avance
ça avance
sonne
ça avance
ça ava — — — — — nce
tintement
balance
délices
secoués
porte
tintement
ça avance
ça avance
— — — — — — — — —
— — — — — — — — —
à côté de moi : jordils ?
ouverture des portes
fermeture des potes
on me regarde
noir
noir
noir
lumière
arr — ivée
ouchy
*
SUR LE BATEAU
À bord du bateau, Cyril Monette
Certains disent que je mène le bateau vers l’avenir, vers d’autres terres. Que je représente la voie future, la position du bateau en « t+1 », si je puis dire. Je suis, selon les dires la représentation physique de symboles, eux-mêmes créés à partir de cultures. Cette création de symboles a beau être à la base même de l’essor de mes créateurs, aujourd’hui, moi, elle me met mal à l’aise. Bien conscient de mon importance pour mes passagers, ainsi que celle de mes semblables pour les habitants terrestres, je garde le sourire, je garde le cap le temps de quelques photos. Mais là où va mon regard ne va pas forcément mon cœur. Si je flotte autant, c’est peut-être signe de lassitude plus que d’aventure. Ai-je vraiment raison d’être là à ralentir le navire là où d’autres le poussent vers l’avant ? Comment ne pas remettre en question le mérite qu’on m’attribue : celui qui mène le bateau ? Aujourd’hui je me cherche, et c’est beaucoup en dire pour un drapeau.
Monologue d’un objet, Stefano Aloise
Je suis un vieux monsieur. J’ai traversé le siècle et je me suis abîmé tant de fois ; pourtant, on est toujours parvenu à me faire reluire. Sachez que je n’ai rien demandé, surtout pas de servir les « autres », les humains. Mes ancêtres sont apparus pour leur espèce : un jour, celui-ci découvrit qu’il pouvait se voir autrement qu’à travers le regard des autres. Il faut dire que son génie est avéré, autant que sa bêtise, et je prête volontiers ma paternité au premier.
Cette noble origine est cependant ma seule consolation. J’ai ainsi dû supporter des humains d’apparence très variable : des grands et des petits, des gras et des menus, des gens du cru et d’autres de provenance très lointaine. On m’a tantôt souillé, tantôt fait la grâce de me présenter des femmes et des hommes exquises et exquis. Les parvenus, les bourgeois sans scrupules et les imbéciles m’ont d’abord agacé, puis je les ai pris en dérision. Mais depuis un certain temps, quels qu’ils soient, ils ne me procurent ni plaisir, ni dégoût.
Il n’y a qu’un seul règne que je reflète sans jamais me lasser. Y appartiennent les montagnes et l’eau, mes amies éternelles. Elles subliment mon pouvoir et, comme elles, les humains pourraient ne pas être de ce monde que cela nous serait égal. Contrairement à eux, nous ne sommes pas narcissiques, mais pratiquement immuables. J’ai beau le leur faire comprendre, les mettre en garde, mais les humains ne comprennent pas – au fond, ce n’est pas ce qu’ils me demandent. Je ne suis pas là pour ça. Je ne suis que le vieux miroir.